Après avoir été écrit en Avril-Mai 2019, l’article qui suit fut d’abord publié dans La Revue d’Auroville, Numéro 49, Octobre-Décembre 2019, « Ce qui maintient ». Aujourd’hui, je le partage ici avec vous. Bonne lecture !
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Auroville is never
easy.
Ce sont là je crois les quelques mots qui caractérisent le
mieux mes derniers mois d’expérience ici, à faire partie du Residents’ Assembly
Service – ou RAS, que j’ai quitté en mai 2019. Ce que j’y ai vécu, c’est un
quotidien modelé par des forces qui nous dépassent, une intensité constante et
une continuelle invitation à grandir, à tendre vers des potentialités
inexplorées.
« C’est un nouveau départ. »
Voilà ce que je me suis dit en reposant le pied sur la terre
rouge qui a soutenu mes premiers pas, de ma naissance à mes neufs ans. Les
peurs, les blessures du passé : je pensais être revenu en laissant tout ça
derrière. Une fuite, peut-être – et cet espoir de quitter les zones grises
du mental, la pollution cérébrale qui caractérisait si bien mon expérience
parisienne.
Puis il y a eu ce retour à la réalité : des résurgences
inattendues, un effet boomerang, une invitation à se voir tel qu’on est
vraiment. Bas les masques : rien ne sert de courir, il faut partir à poil.
Auroville, pour moi, c’est ça : un voyage à nu avec
moi-même. Un bain de minuit tumultueux, avec pour seule bouée de sauvetage la
main de Mère – et que faudrait-il de plus ?
Lorsque je suis revenu m’installer ici en octobre 2018, je
sortais de deux années de recherche universitaire, passées à renouer
progressivement avec la terre de mes aurores. Un master en anthropologie
sociale, un mémoire à écrire et une question brûlante : dans le contexte
d’un monde de plus en plus désenchanté, comment les Auroviliens
réenchantent-ils leur vie ? Qu’est-ce qui, par-delà les mots, les
relie ?
J’avais alors en moi cet idéalisme des beaux discours, si
commun à Auroville. Et puis une fois mon mémoire soutenu j’ai fait le choix de
revenir « pour de bon », et j’ai rejoint le RAS. Six mois passés à
servir le collectif du mieux que j’ai pu ; six mois caractérisés par la
même intensité, invisible et pourtant presque palpable. Un plongeon au cœur des
blessures de notre communauté : nos innombrables divisions, nos cicatrices
encore fraîches, notre confiance morcelée et nos polarités.
Nos peurs, aussi.
Trop souvent, je me suis laissé modeler par les difficultés
rencontrées dans la communauté, par les nombreuses résistances au changement –
celui-là même que tout le monde veut voir émerger mais qui reste en gestation
après tant d’années à pousser, pousser!
sur le corps collectif. Trop souvent, j’ai cru perdre la foi qu’Auroville est
possible et que le Rêve est réalisable. Et, à chaque fois que cette foi
semblait s’éteindre, ma joie disparaissait. Je n’ai vite plus eu le temps de faire
ce qui est cher à mon cœur – allant jusqu’à quitter Mère du regard plusieurs
fois. Les différentes parties de mon être étaient sans cesse remodelées par une
Force invisible, qui tirait sur l’élastique jusqu’au point de rupture,
relâchait la pression pour recommencer immédiatement. En fait, c’est comme si
j’avais passé six mois dans un accélérateur de propulsion – et que par
instants, le Machiniste me donnait les quelques bouffées d’air frais
nécessaires à ma survie, avant de m’y replonger. Certains diront que j’en
rajoute ou que je dramatise : ils ont sûrement raison. D’autres, qui ont
vécu des expériences similaires, se reconnaîtront dans mon récit.
Quoi qu’il en soit, pour garder espoir dans cet apparent
chaos, il a fallu que je m’accroche à quelque chose. Trois pensées m’ont
souvent aidé à reprendre mon souffle – en plus de cette main de Mère et de son
indéfectible soutien. Aucune d’elle n’est extraordinaire. Elles font partie de
notre imaginaire collectif, elles nous accompagnent tous plus ou moins. Mais
j’ai envie de les partager ici, parce qu’elles m’ont offert la force de tenir.
La première de ces pensées, c’est que tout ce qui m’apparaît
n’est là que pour m’accompagner dans ce yoga
pour lequel je vis ; que tout est un reflet savamment mis en place pour me
remettre en face de moi-même. Tout devient alors une invitation à transcender
mes limitations, mes blessures et mes peurs ; tout devient un appel à me
désidentifier de ce qu’en réalité je ne suis pas.
La deuxième, c’est que ce qui se joue à Auroville, jusqu’aux
abysses les plus profonds et aux injustices les plus grandes, est un miroir de
ce qui se vit dans le monde. Les affaires de corruption ou d’injustice, le
désenchantement vécu par beaucoup sont une invitation à résoudre les choses ici
pour qu’ailleurs aussi, elles se délient et s’évanouissent. Un dénouement, au
sens premier du terme.
La troisième, enfin, c’est que tout est déjà parfait. Que tout est à sa juste place, au bon moment ; et que les injustices tiennent du regard de celui qui voit plus que des faits eux-mêmes. Que la vie divine, Auroville, l’Unité humaine et tout ce à quoi l’on aspire, que tout cela est déjà là à qui sait le voir ; que c’est dans la joie simple d’un regard silencieux, désidentifié de lui-même, que l’on peut s’en apercevoir. C’est peut-être cette pensée-là qui est la plus importante ; c’est aussi celle que j’oublie le plus souvent. Mais à chaque fois qu’elle me revient, elle est accompagnée par cette indéfectible foi que le Rêve est possible parce qu’il est déjà réalisé ; par une joie profonde et, somme toute, un enchantement simple.
Tout est déjà là.
Merci Maël.
Avec plaisir, merci à toi !